Origine de Saint-Marcellin

A dessein, nous ne nous étendrons pas sur l'ancienne province du Dauphiné et son histoire, bien que Saint-Marcellin en fasse partie intégrante. Non plus, sur le « transport» de 1349, par lequel Humbert II céda son territoire au roi de France Philippe VI en la personne de son petit-fils, le futur Charles V. Cela dépasse notre cadre (1).
Rappelons simplement que pendant le X' siècle, la terre de Saint-Marcellin encore recouverte par la forêt - elle prolongeait celle de Claix et était particulièrement giboyeuse - fut en un temps propriété de la puissante famille des Béranger, avant l'échange de 1251 avec Guigues VII, dauphin.
On présume que ce ne fut d'abord qu'un simple rendez-vous de chasse, où fut édifié au pied du coteau de Jo (Joud) un château de plaisance, pour l'agrément des nobles seigneurs chasseurs pendant le temps qu'ils passaient à leur plaisir favori.
Peu à peu, le terrain environnant fut défriché et quelques cabanes apparurent, groupées autour de ce château (2).
Puis, arrive l'an 1070 ... Année cruciale qui marquera le départ officiel du culte à Saint-Antoine, depuis que Jocelin, seigneur de Châteauneuf-de-l'Albenc, a ramené de Constantinople les restes du vénérable ermite du désert, mort en 356 à l'âge de 105 ans, précieuses reliques obtenues de Romain IV Diogène, empereur d'Orient.
Et l'on connaît parfaitement la suite. Dix ans après, les fondements de la grande église en l'honneur du saint vont être jetés; le petit bourg de la Motte-des-Bois - qui s'appellera Saint-Antoine - peut présager déjà de sa très haute destinée. Les travaux iront grandissant. A partir de 1337, la construction de la partie haute du chevet de la célèbre abbatiale va connaître une activité qui ne se démentira point jusqu'à la fin du XV, siècle.
Imaginons la prolifération de prêtres, moines, ecclésiastiques de tout rang et l'imposante masse de travailleurs que nécessitèrent ces immenses constructions; songeons aux problèmes qui se posèrent pour pourvoir à la nourriture et autres besoins de ces gens: on comprend que Saint-Marcellin - qui commence juste à naître - mais qui se trouve situé sur le chemin même conduisant à l'agglomération antonine, pourra bénéficier de cet état de fait.
Dans cette optique, peut-on voir la raison du développement de la bourgade qui va s'amorcer en se concentrant autour de l'église. et de la construction des trois maisons de Saint-Marcellin - édifiées pendant le règne de Guigues III, «le Comte» (1080 à 1132) - qui passent pour les plus anciennes? C'est possible. Ces vénérables demeures étaient belles, cossues : il fallait bien loger les « grands », les «pontifes », responsables de la nuée de bâtisseurs affluant dans un site à l'écart, qui dut manquer de tout, surtout au début. (En attendant qu'il s'organisât, puisqu'on compta jusqu'à quarante hostelleries à Saint-Antoine dans la suite.)
De la première - au n° 1 «Place de l'église» - les fenêtres à meneaux captent le regard du touriste, de même que le contrefort de son flanc, «Rue du Cardinal» qui la jouxte. La seconde maison, surmontée d'une tour dont nous reparlerons, se trouve «2, rue de Beauvoir », et la troisième «Rue Jean-Baillet» n° 1 (anciennement «de Chevrières »). La construction de celle-là remonte à l'année 1100 (3).
Ces deux dernières offrent une particularité curieuse: des balustres de pierre identiques, aux courbes inégales savamment façonnées, qui ornent leur large montée d'escalier. On reste confondu devant la similitude des deux ensembles, car cet agencement ne peut être que dû au même maître d'œuvre. La maison «Rue de Beauvoir» aurait donc vu le jour vers 1100, elle aussi.
La noble demeure de la «rue Jean-Baillet », quant à elle, eut toujours la faveur des successeurs de Guigues III, en particulier les Dauphins.
Il y a peu d'années encore, l'emblème qui faisait partie de leurs armes - un «dauphin» héraldique - figurait au milieu d'un élégant motif encastré dans la très belle cheminée en marbre rose, qu'il nous fut donné d'admirer dans l'une des vastes salles du premier étage. C'est un haut-lieu, chargé d'histoire. Nous verrons qu'il fut, en un temps, siège du Conseil delphinal d'Humbert II, de la Commission des Etats provinciaux, du bailliage, enfin du Tribunal, même de la prison...
Puis, les années s'écoulent. Toujours à l'avantage de SaintMarcellin qui poursuit lentement son évolution. Ce que l'on n'ignore plus, à présent, c'est que sous le règne de Guigues IV, dit Guigues-Dauphin, mort en 1143 - le premier qui porta l'emblème héraldique en ses armes -, la ville s'était étendue au point d'être protégée désormais par une enceinte (4). Saint-Marcellin apparaît comme un lieu de refuge, déjà, pour les serfs soumis aux exactions seigneuriales et aux ravages destructeurs des chasses d'antan.
Cependant, ce n'est que vers l'an 1200 que le dauphin Guigues VI, dit «Guigues-André», faisant partie de la deuxième race (5), comprenant la nécessité de faire de ce lieu-ci une place-forte, capable de s'opposer efficacement aux entreprises du duc de Savoie, mit tout en œuvre pour la prospérité de Saint-Marcellin. L'ayant déchargé de diverses taxes, il octroya au bourg une charte de franchises, de sorte qu'il se gouvernait par des magistrats pris dans son sein.
Ce seigneur fit tracer de nombreux passages à travers les forêts qui entouraient le site. Il eut l'idée de construire un rempart moins vulnérable que la prime enceinte héritée de son prédécesseur Guigues IV. Or, son projet ne dut pas être exécuté - on ignore pour quelles raisons? - puisque, entre 1250 et 1300, il n'y avait pas trace de murailles ici.
Cinquante années se passent, avant que Saint-Marcellin fasse un pas en avant, marqué surtout dans la seconde moitié du XIIIe siècle, par deux circonstances qu'il ne faut pas nier; l'arrivée du dauphin Guigues VII à Beauvoir, et le renom croissant que prenait SaintAntoine.

C'est en 1251, donc, que le nouveau Dauphin s'installe à Beauvoir, afin d'y résider. Il a fait cet échange avec Raymond de Béranger, prince du Royans, moyennant 4.000 sols que Guigues dut payer, outre l'abandon de ses terres de Saint-André de Champeverse et de Presles, devenues propriété des Béranger.
Désormais, les Dauphins habiteront Beauvoir.
En 1270, quand Guigues VII rend l'âme, il laisse trois enfants; un fils - Jean - et deux filles - Anne et Catherine.
La même année, conformément aux volontés exprimées dans le testament de son époux, Béatrix de Savoie se met à la tête du gouvernement delphinal, et soumet tous les seigneurs à son Conseil de régence.
Puis, trois ans après la mort de Guigues VII, elle convole en secondes noces avec Gaston de Béarn (dimanche des Rameaux 1273), mais n'eut aucun enfant de ce second mariage.
Le dauphin Jean 1er, son fils, meurt en 1282, âgé de moins de vingt ans. C'est sa sœur aînée, Anne - épouse d'Humbert 1", baron de la Tour-du-Pin et Coligny (le fondateur de la troisième race des Dauphins) - qui devient héritière du Dauphiné dès ce moment.
Elle prend son rôle au sérieux, et, pour faire acte d'autorité - par des lettres datées du «mercredy après la fête de SainteMadeleine» - elle ordonne à tous les seigneurs du Dauphiné, dont les plus puissants, de se transporter à Grenoble « afin de rendre hommage à leur nouvelle suzeraine ».
On sait combien ces gens avaient à cœur de garder leur indépendance. Les nobles personnages s'assemblèrent à Saint-Marcellin et décidèrent de ne pas répondre à cette invitation; allant même jusqu'à menacer de se défendre par les armes ...
La Dauphine, devant la rébellion, jugea plus sage de ne pas insister. Elle signifia aux vassaux de se séparer et de se retirer dans leurs terres. Il y avait, entre autres, à cette assemblée de Saint-Marcellin, Guillaume de Roussillon, Roger de Clérieux, Guillaume de Poitiers, le seigneur de Vinay, celui de Châteauneuf-de-l'Albenc, Falque de Bressieux, Francon de Sassenage, etc.
Mais, ce que nous avons voulu mettre en évidence en rapportant cette anecdote, ce n'est pas le camouflet infligé à la pauvre dauphine Anne par les méchants seigneurs dont elle s'était cru à tort ou à raison la suzeraine, c'est surtout le fait que, si Saint-Marcellin fut choisi comme siège de semblables réunions, la ville, dans la seconde moitié du X1IIo siècle, devait être une «bourgade », digne de ce nom et courue. D'ailleurs, l'agglomération est ouverte; le besoin de se défendre ne s'est pas encore fait sentir d'une manière impérieuse puisque, à part l'enceinte dérisoire que Guigues IV dut établir, notre rempart n'est pas tracé.
Le bourg est un lieu de passage. D'autant plus fréquenté que la présence des Dauphins à Beauvoir, et de leurs gens - présence qui tend à devenir habituelle - attire déjà sur la région un concours de population qui ne demande qu'à grandir.

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(1) Il existe de nombreux et excellents ouvrages qui traitent de cette question, auxquels nous devons renvoyer le lecteur. Nous en signalons quelques-uns: « Histoire générale du Dauphiné» (Nicolas Chorier), tomes l et II (réimprimés par « Editions des 4 Seigneurs », Grenoble, 1971) ; « Histoire du Dauphiné» (G. Letonnelier), aux « Presses Universitaires de France ,) (Que sais-je? n° 228), Paris; « Histoire du Dauphiné », publiée sous la direction de B. Bligny, Editions Privat, 1973, etc.
(2) C'est la tradition qui le veut? Ce rendez-vous de chasse a certainement existé et était important, puisqu'il comportait un chenil et une meute. Seulement, il n'apparaîtra dans nos annales que deux siècles plus tard, alors que la ville a pris de l'importance. D'autre part, le lieu circonvoisin du rendez-vous de chasse - c'est-à-dire la rampe de Joud et ses entours - était vulnérable en tant que point avancé aux confins même des terres du duc de Savoie, souvent en bute aux détenteurs de la province dauphinoise. Puisque le château fut bâti à cet endroit-là, il est probable que ce fut moins dans l'intention d'en faire un « lieu de plaisance », qu'un ouvrage défensif éventuellement: construction qui devait être plus ou moins fortifiée à l'origine.
(3) La date que nous indiquons est sûre. Nous remercions Madame Gauthier, de Lyon, propriétaire de cette maison, d'avoir bien voulu nous confirmer sa véracité.
(4) Elle devait être assez précaire et primitive. d'après ce qu'on lira ci-après.
(5) DAUPHINS (2e race) : 1192 à 1282 - celle venue de la Maison de Bourgogne (Tableau synoptique la résumant succinctement) :
- Guigues-André, dauphin de Viennois, qui épousa successivement Semnoresse de Valentinois, Béatrice de Claustral et Béatrice de Montferrat. Il fonda en 1228 la Collégiale Saint-André, de Grenoble; régna de 1192 à 1236.
- Guigues VII, dit « le Jeune », son fils, marié à Béatrix de Savoie, dame de Faucigny (1241), petite-fille du roi saint Louis; morte le 23 mai 1310. Ce dauphin régna de 1236 à 1270.
- Jean Ier, fils de Guigues VII, dernier dauphin de la Maison de Bourgogne, marié à Bonne de Savoie, fille d'Amé IV, comte de Savoie, morte en 1300 ; régna de 1270 à 1282.
(Anne, fille de Guigues VII et sœur de Jean Ier, épousa en 1273 Humbert 1er, baron de la Tour-du-Pin et de Coligny).
DAUPHINS (3e race) : 1282 à 1349 :
- Humbert 1er de la Tour-du-Pin, marié à Anne de Bourgogne, dauphine de Viennois (et première dauphine de la 3' race par conséquent) ; régna de 1282 à 1307.
- Jean II, son fils, marié à Béatrix de Hongrie, fille de Charles-Martel d'Anjou, roi de Hongrie. et de Clémence de Habsbourg; mort à Pontde-Sorgues; régna de 1307 à 1319.
- Guigues VIII, fils de Jean II, marié en 1320 avec Isabelle de France, troisième fille du roi Philippe le Long; mort au siège de La Perrière ; régna de 1319 à 1333 (mais de 1319 à 1326, son oncle Henri de Metz assure en réalité la régence).
- Humbert II, frère de Guigues VIII, marié à Marie des Baux, nièce de Robert, roi de Naples; dernier dauphin; régna de 1333 à 1349.

N. de l'A. : Ce sont les six derniers dauphins (à partir de Guigues VII, donc) qui résidèrent à Beauvoir.
Leurs armes étaient: «D'or au dauphin d'azur, crété, oreillé et barbelé de gueules ».
Leur cri: «Saint-Georges et Dalphiné~. (Armorial du Dauphiné, p. 187).

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